Les Bordes de Norgeat
Comme indiqué en conclusion de la Page intitulée « Les Pierres Gravées« , l’inventaire effectué sur Norgeat méritait d’être étendu aux granges d’altitude de ce village, les bordes.
Les « Bordes » sont communément appelées « Métairies », en Haute Ariège.
À Miglos, nos grands-parents disaient « las Bordos« .
Michel Chevalier, dans son étude « La Vie Humaine dans les Pyrénées Ariégeoises » (1956), utilise le terme de « Granges-étables« , plus explicite pour indiquer l’attribution qui était la leur. Le rez-de-chaussée (l’étable) était réservé au bétail, et l’étage (la grange) servait de fenil.
Vieille borde
Dans notre vallée, ces bordes ont été construites au cours du XIXe siècle, pour la plupart, après que les habitants de Miglos eurent pu acquérir les terres de l’ancien seigneur du lieu (le baron De Vendomois), qui a définitivement quitté Miglos après la Révolution de 1830.
À Norgeat, les familles qui ne possédaient pas de borde étaient rares. C’était notamment le cas pour celles n’ayant pas de prés sur les hauts versants éloignés du hameau, ou d’autres qui n’avaient pas eu les moyens d’en construire une.
Ces bordes ont été érigées assez loin du village, dans les zones de prairies d’altitude, et leur implantation est forcément liée à la répartition des prés.
Il s’agissait de petites bâtisses (aux murs de pierre et couvertes d’ardoises) comportant un étage. Construites le plus souvent à flanc de pente, elles épousaient parfaitement le relief, ce qui présentait l’avantage de pouvoir rentrer aisément, et presque de niveau, les charges d’herbe dans le fenil, à l’étage, par une large ouverture (nommée « gajal » à Miglos), que l’on fermait avec de grands volets en bois.
Le « Gajal »
Le rez-de-chaussée, souvent au plafond bas, était réservé au bétail (des vaches, mais parfois aussi, et en particulier jusqu’aux années 1920, des ovins)… L’un des murs, au moins, était équipé de mangeoires et de râteliers à fourrage (pour 4 à 5 vaches généralement) devant lesquels étaient attachés les animaux. Les râteliers étaient approvisionnés grâce à de petites ouvertures, pratiquées au plafond, par lesquelles on faisait tomber le foin entreposé à l’étage.
L’intérêt principal de ces bâtisses était d’éviter aux propriétaires de pénibles transports de foin jusqu’aux granges du village et de constituer des réserves de fourrage, destinées aux bêtes qui resteront sur place, durant l’hiver, après le retour des estives. Montées sur les alpages à la fin Mai, elles redescendaient généralement les veilles de la grande foire de Tarascon, qui se tenait le 30 Septembre et où avait lieu la vente des veaux.
Grand-mère Madeleine évoquait souvent, quand nous étions jeunes, la borde familiale de « Soustal » (portée à « Cabanos » sur le cadastre actuel – parcelle 672 C).
Située à une heure environ du village, à 1150m d’altitude, sur un versant pentu, côté Est de la vallée, elle n’était pas d’un accès aussi aisé que les métairies de la Paouzo, construites en dessous, dans le fond du vallon, le long du ruisseau. Elle jouxtait la borde du « Moua ». Un ruisselet coulait à proximité, mais il n’offrait qu’un trop faible débit en été et si l’on était obligé de boire de son eau, il était fréquent d’être malade le lendemain.
Comme la plupart des bordes de « Soustal », celle de Madeleine a été détruite vers 1955/1957, lors d’un incendie accidentel qui a ravagé ce secteur. Mais déjà, à ce moment-là, on ne l’utilisait plus depuis une paire d’années.
A la « grande époque », c’est en Juillet que les bordes s’animaient réellement. Il fallait faucher, sécher, puis rentrer l’herbe des près alentours. Ce dur labeur, qui mobilisait une grande partie de la famille, pouvait durer plus d’une dizaine de jours, en fonction des caprices de la météo. Comme en principe, on ne revenait pas au village le midi, tout le monde mangeait sur place. La maîtresse de maison amenait la nourriture vers la fin de la matinée, le plus souvent avec l’âne, qui, au retour, emportait une charge de foin. Le repas, pris en commun avec les plus proches voisins, était un moment privilégié où régnaient bonne humeur et convivialité.
Aller à « Soustal » à la mauvaise saison ne procurait certes pas le même plaisir. L’hiver était rude « en ce temps-là » … Et pourtant, il fallait bien aller nourrir les vaches (dont quelques-unes avaient encore leur veau), qui restaient à la borde tant qu’il y avait de l’herbe au fenil. Ensuite, les bêtes étaient ramenées au village (courant Février/Mars), dans la grange, où elles retrouvaient la vache qui fournissait le lait à la famille, tout au long de l’année.
Tant que les conditions climatiques le permettaient, on faisait pâturer les vaches sur les prés alentours, ce qui économisait la réserve de fourrage. Mais dès que la neige recouvrait la vallée, le bétail restait enfermé.
Mémé Madeleine (qui s’était retrouvée veuve très tôt, avec 5 enfants à élever, et avait dû assumer courageusement les durs travaux de la terre) se rendait à la borde deux fois par jour. Il fallait garnir de foin les râteliers des deux ou trois vaches et des éventuels veaux, qui y restaient. Ensuite, quand les vaches avaient mangé, on devait aller les faire boire au petit ruisseau.
Râteliers et Mangeoires
(Restelhès e Grepios)
Le départ du village avait lieu le matin, peu après le lever du jour. Le retour s’effectuait vers les 11 heures. Mais la pause était de courte durée et dès le repas de midi avalé, il était l’heure de repartir…
Pour affronter les éléments, il était impératif d’être chaudement vêtu, et les femmes aussi enfilaient des pantalons…. Selon la hauteur de neige, on mettait des guêtres basses sur les sabots, qui protégeaient jusqu’en haut des chevilles, ou des bandes molletières entourant les pantalons jusqu’aux genoux, ou encore des jambières de cuir. Chacun s’enveloppait enfin dans la « capéto », cette épaisse et caractéristique cape de bure des bergers de nos montagnes.
Afin d’effectuer le trajet en sécurité, les gens se groupaient, par secteur. Mémé se rendait à « Soustal » en compagnie de Gustine de Labiche, du Pradenc et du Moua…. A tour de rôle, chacun passait devant pour tracer le chemin dans la neige, qui pouvait atteindre aisément une hauteur de 80cm.
La première borde atteinte était celle du Pradenc. On arrivait ensuite à celles de Madeleine et du Moua, mitoyennes. C’est Gustine qui devait aller le plus loin, et le plus haut, à « Nauseno ».
Quand le temps était particulièrement mauvais, Le Moua, qui était le plus âgé et, à ce titre, avait la responsabilité morale du groupe, demandait à Madeleine de surveiller si Gustine passait bien aux « Bousigasses Plhanhièris », situés à quelque distance de sa borde. S’entraider était tout naturel à cette époque….
Ainsi passaient les mois d’hiver, à Norgeat…
Mais revenons à notre étude initiale : les pierres gravées.
Nous en avions effectivement remarqué quelques-unes, encore bien visibles sur les murs (ou ce qu’il en reste) de quelques bordes. On peut d’ailleurs penser que la plupart de ces dernières portaient, à l’origine, la marque des bâtisseurs. Mais malgré de nombreuses recherches, notre quête n’a pas été aussi fructueuse que nous pouvions l’espérer.
En effet, perdues au milieu de zones en friche colonisées par une végétation hostile (bois, broussailles et fougères), la quasi-totalité des bordes est aujourd’hui en ruine. Devenues inutiles, elles ont été abandonnées depuis des décennies, et notamment au cours de la première moitié du XXe siècle, après que l’exode rural eut vidé nos villages de montagne de la plus grande partie de leur population active. Certaines ont même entièrement disparu. A l’inverse, cinq d’entre-elles ont été restaurées au cours de la dernière décennie.
Bordes restaurées
Ainsi, les pierres gravées, qui auraient permis d’identifier les bordes à coup sûr, sont ensevelies sous des pans de murs et de toitures écroulés, envahis par les ronces.
Au sujet des dates gravées sur ces pierres, on notera cependant qu’elles ne correspondent pas forcément à celles de la construction des bâtiments. En effet, bon nombre de bordes figurent sur le cadastre de 1834, et pourtant, les dates relevées sont parfois postérieures. Cette divergence peut s’expliquer par une restauration ou un agrandissement des bordes. Certaines dates ont pu aussi être gravées par un héritier, alors qu’elles se trouvaient déjà en position dans le mur.
C’est d’ailleurs le cas pour la borde n°07, des Pujol « Janiret de Cabarè ». Déjà cadastrée en 1834, elle porte la date de 1925. Précisons que cette gravure est, à nos yeux, la plus élaborée de toutes celles que nous avons retrouvées.
Si l’objectif premier de nos investigations était de dresser un inventaire de ces marques du passé, l’intérêt de répertorier l’ensemble des bordes de Norgeat s’est rapidement imposé.
Nous avons également inclus dans ce relevé :
la « Cabane Patorale de Balledreyt » (n°61), située sur la zone d’estive de Miglos enclavée dans la commune d’Aston. Erigée en 1906 (comme le rappelle la pierre scellée sur la façade), et déjà réhabilitée en 1937, elle menaçait ruine depuis plusieurs années. En Juillet 2014, elle a été restaurée par l’Association Panorama (Pyrénées, Ariège, Nature, Orris, Refuges, Abris, Miglos-Aston), que préside Laurent Gardes, originaire de Norgeat.
la « Maison forestière du Sol del Bosc » (n°59 – Le Refuge), car elle porte aussi une pierre datée de l’année de sa construction (1909). Sa rénovation est effective depuis l’été 2013.
Les cadastres de 1834 & 1953 en font foi, 57 bordes, au moins, ont été bâties sur ce territoire, du début du XIXe siècle à l’Entre-deux-guerres. On notera d’ailleurs que 5 bordes figurant sur le plan cadastral de 1834 ne sont plus portées sur celui de 1953. Une autre, à Fargnous, ne figure sur aucun des deux cadastres.
De nos jours, pourtant, bien peu de Norgeatois savent tout cela. Et ils ne doivent pas être bien nombreux, non plus, ceux qui sont capables d’en situer plus d’une dizaine.
Aussi, en plus d’un Tableau récapitulatif de l’ensemble de ces bordes, il nous a semblé nécessaire de préciser leur situation géographique.
Pour ce faire, et en s’inspirant du plan cadastral actuel, Christian Pujol a créé les 15 fiches ci-après, où il a implanté, par secteur, les bordes en question.
Pour ce qui est du Tableau récapitulatif, il reprend les références cadastrales de chaque borde, l’identification du propriétaire actuel et celle de la famille du bâtisseur (quand nous la connaissons), leur présence, ou non, sur les cadastres de 1834 et 1953, ainsi que leur état actuel. La colonne « Observations » signale les pierres gravées répertoriées, avec les indications qu’elles portent.
À noter que pour les documents présentés, nous avons privilégié l’orthographe des noms de lieux et secteurs géographiques utilisée sur le cadastre actuel. Par ailleurs, concernant les propriétaires d’antan, nous avons précisé le surnom par lequel ils étaient communément appelés, lorsque nous étions enfants.
Les photographies des bordes et des pierres gravées, qui accompagnent ce texte, sont également signalées, dans la dernière colonne.
Toutefois, nous préférons différer la présentation de l’album photographique des bordes, en cours d’élaboration, qui n’est pas suffisamment étoffé à ce jour. Précisons, cependant, que ce choix ne nuit en rien à la bonne compréhension de cette étude, qui comporte, malgré tout, l’ensemble des fiches sur les pierres gravées (soit 16 fiches).
Enfin, nous ne saurions terminer sans faire référence à Louis Pujol, poète Norgeatois qui écrivait dans la langue de ses ancêtres.
Dans un poème des années 1960, il évoque ainsi les bordes de « Soustal » :
« Ô bièlhos bordos espalhados… Bièlhos bordos bèi debrembados,
Durmèts en pats jous las fulhados. »
(Ô vieilles bordes démolies… Vieilles bordes aujourd’hui oubliées,
Dormez en paix sous les feuillages).
À ce sujet, il est bon de préciser (chose d’ailleurs peu connue) que ce poème a été mis en musique, en 1966, par Louis Delpla (qui fut instituteur à Gestiès et également maire de cette commune). L’intéressé en a fait de même pour « Poulido Baquièro », autre poème publié dans le même ouvrage : « Fialutos e Fiutarols » (édité en 1966).
Les partitions musicales correspondantes, reçues de Louis Pujol en Octobre 1981, sont reproduites ci-après,
Album Photographique
Au hasard d’une promenade dans les bois, autour de Norgeat, il est fréquent de se retrouver devant des vestiges d’anciennes Bordes, noyés dans une végétation dense. Parmi les ronces, les buis, les genêts et les noisetiers apparaissent quelques pans de murs, ou seulement un tas de pierres. Souvent même, un frêne ou un hêtre pousse au milieu de ces ruines.
C’est tout ce qui reste de la quasi-totalité de la soixantaine de Bordes bâties par les Norgeatois il y a un siècle environ.
Celles qui ont été plus ou moins restaurées se trouvent toutes dans les secteurs de La Paouzo, Sarradeil et La Fallo, une zone encore bien accessible, proche du ruisseau de Nauzenos , dont les eaux impétueuses dévalent vers le village de Norgeat.
Dresser l’inventaire photographique de tous ces vestiges, avant qu’ils ne disparaissent à jamais présente donc un intérêt évident. Malheureusement, nous n’avons pas encore réussi à photographier toutes les Bordes reprises sur notre listing car, comme on vient de le dire, leur localisation n’est guère aisée.
Mais au fur et à mesure de nos prochaines découvertes, nous complèterons cet Album Photographique (Cf. ci-après), qui comprend actuellement 43 fiches.
On notera que la première fiche reproduit une photographie de 1938, légendée au verso : « Borde de Balança au Ticol » Nous n’avons pas réussi à situer ladite borde, déjà complétement ruinée à cette époque, qui ne semble pas figurer sur les cadastres de 1834 et 1953.
C. Pujol & G. Lafuente.
Juin 2012
Dernière Mise à jour : Octobre 2014