Quand Norgeat voulait s’ériger en commune

Des cinq villages et hameaux de la commune de Miglos, Norgeat a de tout temps fait montre d’une certaine indépendance.
Si l’on peut admettre volontiers la prééminence administrative d’Arquizat, l’ensoleillement exceptionnel de Norrat et de son pendant Axiat, l’originalité de Baychon, anomalie géographique de ce territoire, force est de constater l’attrait particulier qu’exerce Norgeat, niché le plus au Sud, au fond de la pittoresque vallée de Miglos.

Le poète et romancier Louis Pujol (1903-1996), qui écrivait dans la langue de ses ancêtres, affirmait que « Nourjat » est le plus beau village de la commune, non point parce que c’était celui qui l’avait vu naître, mais car cela était vrai, tout simplement. (« Miclos – A las Aurieros del Tems Bielh » – 1970).

Pour ce qui me concerne, je dirai qu’il m’est agréable d’accepter cette assertion.

Les divers écrits qui nous sont parvenus (dont certains forts anciens) permettent d’affirmer que ce village a de tout temps été le plus peuplé de la commune.
Aussi, les gens de Norgeat ont, semble-t-il, toujours ressenti comme une injustice le fait que la loi du plus grand nombre ait sans cesse été bafouée dans cette vallée.
C’est vers le milieu du XIXe siècle, alors que la population de la commune, tout comme celle des villages de montagne alentours, atteignait son apogée (1305 habitants en 1851), que cette volonté d’autonomie s’est révélée au grand jour.

En 1849, les habitants de Norgeat, par les seuls sacrifices et la volonté farouche de tous, ont obtenu un premier grand succès, en l’occurrence la création de leur propre paroisse. L’église sera ouverte au culte en début d’année suivante.

Sans doute stimulés par cette « victoire« , ils veulent obtenir, de même suite, « la disjonction de leur hameau du restant de la commune », afin de pouvoir s’administrer à leur guise.
Pour ce faire, le Conseil Syndical du village adresse, en Juin 1853, une pétition au préfet de l’Ariège, lequel va solliciter l’avis des élus de Miglos.

C’est le 10 Juillet 1853, que le Conseil Municipal, assisté des « plus hauts imposés de la commune« , s’est réuni en séance extraordinaire, sous la présidence du maire, Jacques Bacou (d’Arquizat), pour délibérer.
Le débat a dû être passionné (et passionnant). On s’est surtout efforcé de dénaturer l’argumentation présentée par les quatre conseillers municipaux de Norgeat (Gabarre Paul Malbroug, adjoint au maire, Pujol Ambroise Lescarlat, Gardes Augustin D’Arnaud et Gabarre Raymond Lagoignat), dont « les sollicitations ne proviennent que d’un sentiment d’amour-propre, qui peut les flatter mais qui les rend aveugles sur leurs propres intérêts« .

On retiendra, pêle-mêle, quelques-uns des considérants formulés :

« La population de l’entière commune de Miglos ne s’élève qu’à 1350 habitants et Norgeat ne compte sur ce nombre que pour 475 (soit plus du tiers, tout de même).
Ce village est distant de 900m, tout au plus, de celui d’Arquizat (à vol d’oiseau, peut-être). « Le chemin qui y conduit est très praticable vu qu’il a une largeur moyenne de 3 mètres et jamais la neige n’a empêché la libre circulation » (difficile à croire).
Le pays est pauvre et le fait d’ériger Norgeat en commune n’est pas de nature à augmenter le revenu communal, qui resterait toujours le même, mais au contraire de doubler les charges de fonctionnement, « pour payer un second instituteur, un second garde-champêtre, un second valet de ville, un second garde-forestier, et pour le classement d’un plus grand nombre de chemins vicinaux ». (On connaissait déjà le raisonnement par l’absurde).
Tous ces « fonctionnaires », auquel on doit ajouter le curé desservant, grèvent le budget pour un montant global de 1275 francs. A titre indicatif, le budget de l’année 1853 s’est élevé à 3654, 54 francs.
Les biens communaux (bois et pâturages) sont répartis sur les montagnes qui cernent Miglos. Leur partage, « dans des proportions inégales à cause de l’irrégularité de la population de chacune des deux communes », est quasiment impossible, « parce qu’on ne pourrait assigner à Norgeat une part de pâturages ou de bois sur un seul point, et que pour se rendre sur leurs communaux, les habitants de ce hameau seraient obligés de passer sur les communaux et les chemins de service de Miglos, et réciproquement, ce qui serait pour les habitants de ces communes une source continuelle de discussion et de procès ». (Ce système d’enclaves se rencontre fréquemment ailleurs dans les Pyrénées, sans pour autant être la cause de perpétuels conflits).
En outre, des frontières indiscutables semblent introuvables; il n’existe pas « un seul point saillant, tel que la crête d’une montagne, une rivière, un large chemin ou tout autre accident de terrain ». (Par la suite, Miglos a dû subir un bouleversement géologique car de tels « points saillants » ont été relevés, 50 ans plus tard, par un géomètre agréé).
Ainsi donc, « pour ces causes et bien d’autres qu’il serait trop long d’énumérer – (eh! bien, voyons!…) – le conseil et les plus hauts imposés estiment et sont d’avis que la demande des habitants de Norgeat, tendant à l’érection de leur hameau en commune et leur séparation de Miglos, doit être rejetée ».

A noter qu’aucun des représentants de Norgeat n’a signé le procès-verbal de séance, ont-ils quitté la réunion avant son terme, pour marquer leur désappointement et leur réprobation?…

Arrive la fin de l’été 1854, et la terrible épidémie de choléra qui décime la contrée. En deux mois, elle va faire quelque 250 victimes sur la commune de Miglos, dont 56 à Norgeat.
Pour l’heure, il y a donc mieux à faire que de se s’entre-déchirer dans de stériles conflits territoriaux.

Mais la pause sera d’assez courte durée, puisque la section de Norgeat va renouveler ses prétentions dès 1872.

Norgeat compte alors 450 habitants, sur 950 pour l’ensemble de la commune.
A la demande du préfet, saisi par les Norgeatois, le Conseil Municipal (composé de 12 membres, soit 5 pour Norgeat et 7 pour le restant de la commune) se réunit en session extraordinaire le 24 Juin 1872, sous la présidence de Joseph Pujol Lemagnoutat (de Norgeat), adjoint, assurant les fonctions de maire par intérim.

« Les membres du conseil municipal et les plus hauts imposés appartenant aux villages d’Arquizat, Axiat et Norrat, formant la majorité de l’assemblée… délibèrent à l’unanimité :
La demande des habitants de Norgeat tendant à obtenir la disjonction et l’érection en commune de leur village est rejetée par tous les membres (formant la majorité) des hameaux qui forment les quatre divers villages et au nombre de treize membres.
Les membres du hameau de Norgeat, au nombre de neuf, ont opté pour l’érection
« .

La loi du plus grand nombre a prévalu une nouvelle fois. Les autres « villages » ont fait bloc contre le « hameau » de Norgeat. On notera la nuance …et pourtant Norgeat soutenait largement la comparaison…
Les motifs du rejet ont été quasi identiques à ceux de la première demande de 1853, mais aussi en « Considérant : que les habitants de Norgeat jouissent en fait de tous les avantages que peut leur procurer l’érection sollicitée, puisqu’ils sont déjà dotés d’une église succursale, d’un curé desservant rétribué par l’Etat, d’une école publique mixte, d’une directrice de travaux d’aiguille attachée à ladite école, d’une boîte à lettres et de toutes les facultés dont peut user n’importe qu’elle commune rurale« .

Les représentants de Norgeat « ont protesté et protestent contre les considérants illusoires et systématiques toujours mis en œuvre par l’autre portion du conseil en majorité quand il s’agit des intérêts de Norgeat. Les soussignés considèrent qu’au fond l’opposition est sans portée puisque la section demande et prient Mr le préfet de laisser indivis les montagnes, bois et vacants, enlevant ainsi tout prétexte de discorde à venir« .

Le Conseil Général de l’Ariège est alors saisi, début 1873, et une enquête est diligentée.
A l’examen de ce dossier par les élus du département, lors de la séance du 27 Août 1873, on relève que « 63 déposants domiciliés à Norgeat demandent, avec une résolution unanime, la séparation à tout prix et à toutes conditions, mais que 71 habitants d’Arquizat, d’Axiat et de Norrat déclarent, avec le même ensemble, s’opposer à la disjonction dans l’intérêt du parcours et en vue de la diminution de l’impôt« .
Malgré cela, l’assemblée approuvera la demande des habitants de Norgeat (18 voix contre 2), soutenue par le responsable de l’enquête, Benjamin Rivière.

Ce dossier sera ensuite transmis au Ministre de l’Intérieur (Charles Beulé), qui fera connaître sa décision au préfet, par lettre du 6 Novembre 1873, à savoir : « Il n’y a pas lieu de distraire la section de Norgeat de la commune de Miglos« . (Courrier retransmis au maire de Miglos : François Gouzy).
Les ministres changent souvent. Aussi, les Norgeatois ne perdent pas espoir et vont tenter, dans les années qui suivent, de faire modifier cette décision à leur profit, en impliquant notamment les députés Clément Anglade, le 27 Juin 1881, puis Gaston Massip, le 25 Juin 1882. Ces élus vont appuyer la « pétition motivée » adressée par le maire (Joseph Pujol, de Norgeat) aux Ministres de l’Intérieur qui vont se succéder à cette époque : Ernest Constans et René Goblet.
On y relève, entre-autres, ce savoureux passage :  » Les habitants, par eux-mêmes très pacifiques, n’ayant à leur tête ni intrigants, ni ambitieux, ont de graves raisons de demander la séparation. Relégués au pied des forêts, distants de deux kilomètres environ du chef-lieu de la commune, ils arrivent difficilement à la mairie en temps d’hiver, qui est presque continuel chez nous. Descendant très rarement au chef lieu communal, ne pouvant prendre connaissance des affiches apposées à la mairie, ils sont privés de tout ce qui émane du Gouvernement de la République: arrêtés, discours, proclamations et communications diverses. Malgré les efforts constants du gouvernement pour faire arriver la lumière jusqu’aux plus humbles bourgades, les habitants de Norgeat vivent, en quelque sorte, à l’instar des ilotes« .

Hélas!…, malgré toute cette débauche d’énergie, la situation restera en l’état.

C’était pourtant bien mal connaître la détermination farouche des habitants de Norgeat, que de considérer l’affaire définitivement classée.

Un demi siècle après la première tentative, le village possède toujours une grande vitalité, que lui envient ses voisins et, quoique assez peu fréquent, le maire de la commune est à nouveau un Norgeatois: Lucien Pujol. « L’occasion était trop belle, il fallait la saisir« …

On constitue donc un nouveau dossier, auquel est joint un plan de la commune, dressé par le géomètre Barbié, le 10 Mars 1906, et où est tracée « la ligne de séparation approximative des deux futures communes« . (Document conservé aux Archives Départementales de l’Ariège sous la cote 1 Fi Miglos 1).
A noter que ce plan a été établi à partir du « Tableau d’assemblage du Plan Cadastral » de 1834.

Le 12 Juillet 1906, le Conseil Municipal au grand complet (soit 12 membres, dont 5 de Norgeat) est réuni en séance extraordinaire, pour écouter monsieur le maire exposer que: « les habitants de Norgeat trouvent incompatible à tous points de vue la situation qui leur est faite dans la commune actuelle, avec celle qu’ils ont l’espoir de se faire lorsqu’ils possèderont leur autonomie« .

La section de Norgeat représente à elle seule presque la moitié de la population communale (Miglos compte alors 769 habitants) et possède tous les éléments constitutifs d’une commune: écoles, église avec presbytère et cimetière, bois et pâturages.

En outre, « les biens fonciers particuliers ou communs sont agglomérés autour du village, formant un ensemble bien distinct des terrains appartenant en propre aux autres sections; la ligne de démarcation est donc toute tracée« .
Les « autonomistes » désirent enfin que « le partage des communaux » (bois et pâturages de moyenne altitude soit effectué proportionnellement aux impôts payés par chaque section, et que « les vacants de la haute montagne » (les estives) restent indivis.

Suite au brillant exposé du premier magistrat de la commune, et après avoir délibéré, « le conseil, à la majorité de sept voix contre cinq, décide qu’il refuse formellement la proposition de Mr le maire« .

Comme les deux fois précédents, on a bien sûr mis en exergue le surcroit de charges fiscales qui résulterait de cette scission. Mais, à nouveau, on a achoppé sur le délicat partage des pâturages et vacants de la haute montagne. L’élevage étant la ressource principale de la commune (comme d’ailleurs des habitants des villages de la région), les opposants au projet ont agité très fort l’épouvantail des procès, qui surviendraient immanquablement du fait du pacage du bétail sur les estives.

Lucien Pujol, maire, François Pujol, Baptiste Balança, Raymond Gardes et Honoré Pujol, élus de la section de Norgeat, « protestent contre les procédés de la majorité, persistant à dire qu’ils ne veulent plus être administrés par le restant de la commune, pour cause qu’ils usent et abusent de leur majorité au sein du conseil municipal pour nous léser dans notre droit« .

Leurs récriminations véhémentes resteront vaines.
Les rancœurs s’estomperont bientôt, malgré tout, et l’ensemble de la population de la commune va se retrouver unie dans le malheur, pour pleurer sur les cruelles réalités de la « Guerre de 14-18« .
Puis, Miglos connaîtra aussi le phénomène de dépeuplement qui a ruiné la quasi-totalité des villages de Haute Ariège, pendant l’entre-deux guerre. Les jeunes de nos contrées s’en vont aller « chercher fortune » à la ville…

Actuellement Miglos ne compte que 106 habitants (en 2006).

Les vacants et les estives, prétexte majeur ayant servi à annihiler les louables efforts de plusieurs générations de Norgeatois avides d’indépendance, sont vite devenus trop grands pour le peu de bétail que compte Miglos. Les friches, taillis et bois ont rapidement gagné sur les cultures et cernent maintenant les villages de la commune.

En 1881, le maire de la commune pouvait écrire : « Les habitants de Norgeat et ceux du chef-lieu sont loin de sympathiser ensemble« .
De nos jours, quelques antagonismes perdurent, mais ils ne se nourrissent plus des motivations portées haut par leurs aînés, et force est d’admettre que deux communes ne pourraient coexister actuellement dans la vallée de Miglos…
Reste une question en suspens: « Il y a plus d’un siècle, la majorité municipale était-elle visionnaire?… Avait-elle eu finalement raison?« …

G.L.
Octobre 2009 (Mise à jour de l’étude de 1984, publiée dans Le Magazine de l’Ariégeois – Mars 1984).